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Créée et écrite par Léa Chamboncel, Camille Dumat, Clothilde Le Coz et Amandine Richaud-Crambes, cette newsletter bimensuelle vous propose un regard féministe sur la politique !

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Par Popol Media
23 avr. · 11 mn à lire
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Justice nulle part ?

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Une justice injuste

Lorsque l’on parle de justice, on pense trĂšs souvent aux nombreuses violences sexistes et sexuelles qui demeurent impunies. Et, en la matiĂšre, il est important de rappeler quelques chiffres : 86% des plaintes pour violences sexuelles sont classĂ©es sans suite, 72% des plaintes pour violences conjugales sont classĂ©es sans suite, (Institut des politiques publiques), 3% des plaintes pour viol sur mineures donnent lieu Ă  la condamnation du mis en cause (CIVIISE), etc. 

Dans ce contexte, on peut facilement comprendre l’indignation face Ă  l’impunitĂ© ainsi que la colĂšre et la douleur des victimes pour qui la justice “n’est pas rendue”, on peut aussi comprendre la dĂ©tresse des professionnel·les de la justice et des associations qui accompagnent les victimes pour qui il est de plus en plus difficile d’exercer leur travail en raison du manque de moyens humains et financiers. À titre d’exemple, les dĂ©penses par victime de violences conjugales ont chutĂ© de 26% entre 2019 et 2023 comme le souligne un rapport de la Fondation des femmes de septembre 2023. 

Mais on ne peut pas parler de justice et du systĂšme judiciaire sans souligner ses imperfections et sans revenir sur les injustices qu’il produit. Comme le relĂšve le sociologue Fabien Jobart auprĂšs de l’Observatoire des inĂ©galitĂ©s : “D’une part, ce sont des centaines de milliers de justiciables qui, chaque annĂ©e, ne font pas valoir leurs droits par crainte d’une institution dont ils ne comprennent pas les rĂšgles, voire par simple mĂ©connaissance du fait qu’ils ont des droits et peuvent agir. D’autre part, les dĂ©cisions rendues par l’institution judiciaire s’avĂšrent si aveugles aux diffĂ©rences qu’elles les perpĂ©tuent et, souvent, les aggravent.”  

Dans son enquĂȘte sur le systĂšme carcĂ©ral publiĂ©e en 2015 (“L’ombre du monde”, Seuil), l’anthropologue Didier Fassin fait Ă©tat, dans la maison d’arrĂȘt oĂč il a menĂ© son Ă©tude, d’une “impressionnante prĂ©sence des minoritĂ©s (...) ces minoritĂ©s se dĂ©finissent autant par leur couleur et leur origine que par la faiblesse de leur capital Ă©conomique et culturel.” L'anthropologue relĂšve Ă©galement que les lois sanctionnent moins les infractions communĂ©ment commises par les classes les plus aisĂ©es (notamment les infractions financiĂšres et fiscales) que les autres. En outre, Fabien Jobart dĂ©montre, en s’appuyant sur les travaux du groupe de recherche “Justines” qu’en matiĂšre civile “les procĂ©dures avantagent les hommes actifs Ă  hauts revenus par rapport aux femmes au foyer, les premiers pouvant mĂȘme parfois bĂ©nĂ©ficier d’avocats mis Ă  disposition par leur sociĂ©tĂ©â€. 

Ces travaux, et d’autres menĂ©s dans d’autres pays, dĂ©montrent ainsi que le systĂšme judiciaire peut s’avĂ©rer raciste, classiste et sexiste.  

On peut alors se poser la question suivante : comment faire confiance Ă  un systĂšme gouvernĂ© par le patriarcat et oĂč le classicisme et le racisme sont lĂ©gions ? Et tout ça pour quels rĂ©sultats pour notre sociĂ©tĂ© et pour celleux qui voient leurs plaintes classĂ©es sans suite ou leurs agresseurs ĂȘtre acquittĂ©s “faute de preuve” ? 

Dans ces circonstances, il semble plus que jamais nĂ©cessaire de repenser notre rapport au systĂšme judiciaire et au systĂšme rĂ©pressif de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, notamment Ă  une heure oĂč le gouvernement fait preuve d’une obsession pour “rĂ©tablir l’autoritĂ©â€ Ă  tous les niveaux
  Il semble de plus en plus urgent, face Ă  l’inefficacitĂ© de ce systĂšme, de rĂ©flechir ensemble Ă  ce que pourrait ĂȘtre une justice fĂ©ministe.

GisĂšle Halimi

NĂ©e Zeiza TaĂŻeb Ă  La Goulette en 1927, on ne prĂ©sente plus GisĂšle Halimi, grande figure du fĂ©minisme français. Elle se rĂ©volte trĂšs tĂŽt contre les obligations et les restrictions qui incombent aux filles. A 13 ans, elle entame une grĂšve de la faim et refuse de servir ses frĂšres Ă  table. Au bout de trois jours, ses parents cĂšdent. Une premiĂšre victoire pour cette femme qui ne cessera de se battre pour la justice et la libertĂ©. DĂšs les annĂ©es 50 elle milite pour la dĂ©colonisation de son pays, la Tunisie, mais aussi pour celle de l’AlgĂ©rie.

Devenue avocate, elle dĂ©nonce les tortures de l’ArmĂ©e française et dĂ©fend les membres du FLN. DĂšs 1960, elle devient l’avocate de Djamila Boupacha, une militante du FLN torturĂ©e et violĂ©e en dĂ©tention. Lors du procĂšs de Bobigny en 1972, elle obtient la relaxe pour Marie-Claire, une jeune femme qui a avortĂ© Ă  la suite d’un viol. C’est Ă  elle aussi, Ă  son engagement mĂ©diatique, que l’on doit la lente mais sĂ»re criminalisation du viol dans la loi française
 Celle, dont le nom est indissociable des grandes avancĂ©es fĂ©ministes et sociales du XXĂšme siĂšcle, alertait dĂ©jĂ , via un appel publiĂ© dans l’HumanitĂ© en juillet 2014, sur le massacre du peuple palestinien, “un peuple aux mains nues”.

Des femmes et des lois

Que ce numĂ©ro de Popol Post sur la justice tombe quelques jours aprĂšs les 80 ans de l’obtention du droit de vote et d’éligibilitĂ© pour les femmes est un signe, pour sĂ»r, et hautement symbolique. On le dit et on le rĂ©pĂšte souvent dans chez Popol, le fĂ©minisme n’est pas seulement un guide de dĂ©veloppement personnel Ă  destination des bourgeoises, c’est un combat menĂ© par des femmes (et parfois des hommes aussi) pour dĂ©noncer les inĂ©galitĂ©s, expliquer leur manque de visibilitĂ© et faire en sorte qu’elles soient Ă©radiquĂ©es. Et si cela passe par des reprĂ©sentations mĂ©diatiques, par des discussions, des rĂ©cits et des narrations, cela doit surtout ĂȘtre sous-tendu par des lois, dont le but est d’identifier et de rĂ©duire d'Ă©ventuelles inĂ©galitĂ©s entre les citoyen·nes. Depuis la fin du XIXĂšme siĂšcle et l’émergence d’un fĂ©minisme politique, les acquis lĂ©gislatifs obtenus par les femmes sont immenses et ont profondĂ©ment changĂ© nos modes de vie. En distinguer quelques-uns nous permet de mesurer le chemin parcouru, notre lenteur aussi, et parfois mĂȘme les reculades.

Les Françaises obtiennent donc le droit de vote et d’éligibilitĂ© le 22 avril 1944 aprĂšs des annĂ©es de lutte et plusieurs propositions de lois rejetĂ©es par le SĂ©nat.

Le 27 octobre 1946, l’égalitĂ© entre les hommes et les femmes entre dans le prĂ©ambule de la Constitution.

En 1965, grùce une loi sur la réforme des régimes matrimoniaux, les femmes peuvent enfin gérer leurs biens seules et exercer une activité professionnelle sans le consentement de son époux.

Le 17 janvier 1975, la loi Veil entre en vigueur et dĂ©pĂ©nalise le recours Ă  l’IVG.

En 1980, une loi relative à la répression du viol, définit le principe du viol et le reconnaßt comme un crime.

En juin 2000 les lois sur la paritĂ© tendent Ă  favoriser l’égal accĂšs des femmes et des hommes aux mandats Ă©lectoraux et fonctions Ă©lectives.

En novembre 2004 est prĂ©sentĂ© au Conseil des ministres, un plan de lutte contre les violences faites aux femmes avec notamment l’ouverture de places supplĂ©mentaires en hĂ©bergement d’urgence et le contrĂŽle judiciaire du conjoint violent ainsi qu’une aide financiĂšre aux associations.

En 2010, la loi du 9 juillet 2010 précise la circonstance aggravante et crée un délit de harcÚlement au sein du couple. 

Mars 2012, la loi Sauvadet fixe les objectifs d’égalitĂ© entre les femmes et les hommes dans la fonction publique.

En août 2012, la loi 2012-954 sur le harcÚlement sexuel en donne une nouvelle définition, stipule les circonstances aggravantes et définit les sanctions assorties.

En 2014, le terme de “fĂ©minicide” entre au Journal Officiel avec cette dĂ©finition : “homicide d’une femme, d’une jeune fille ou d’une enfant en raison de son sexe.”

En octobre 2017, dans le sillage de l’affaire Weinstein, le mouvement #metoo soulĂšve une vague de tĂ©moignages de violences sexuelles sur les rĂ©seaux sociaux et dans le monde entier. C’est le dĂ©but d’une prise de conscience majeure. 

En septembre 2019, s’ouvre le Grenelle des violences conjugales.

En 2020, une loi permet le déblocage des épargnes salariales dans le cas de violences conjugales.

En août 2021, la loi relative à la bioéthique autorise la PMA aux couples de femmes et aux femmes célibataires.

Le 4 mars 2024, la libertĂ© de recourir Ă  l’IVG est inscrite dans la Constitution française.

Voici quelques-uns des grands exemples de lĂ©gislations en faveur de l’égalitĂ© femme-homme et de la lutte contre les violences faites aux femmes. On ne peut nier les immenses avancĂ©es que certaines ont constituĂ© et on peut voir, Ă  travers cette “timeline”, se dessiner les prises de conscience d’une sociĂ©tĂ© aprĂšs l’affaire Weinstein, aprĂšs les livres de Vanessa Springora et Camille Kouchner. Mais l’on constate aussi combien il est encore difficile de faire coĂŻncider ce nouveau corpus juridique avec un vĂ©ritable sentiment de justice pour les femmes et surtout pour les femmes victimes de violences. PrĂšs de 8 ans aprĂšs le mouvement #metoo, on observe une hausse des violences de 30% (l’épisode du COVID a Ă©tĂ© terrible pour les femmes victimes de violence conjugale), seulement prĂšs de 10% des femmes victimes de violence portent plainte et 1% de ces plaintes aboutissent Ă  une condamnation pĂ©nale. Sur le plan des reprĂ©sentations politiques, 80 ans aprĂšs l’obtention du droit de vote, la prĂ©sence des femmes dans les enceintes politiques reste difficile, les chiffres ne cessent de croĂźtre et de reculer un peu comme Sisyphe et son rocher.

Cette rĂ©alitĂ© tĂ©moigne aussi d’un dĂ©calage violent entre l’omniprĂ©sence de ces sujets dans les dĂ©bats mĂ©diatiques, politiques et sociaux et leurs rĂ©percussions juridiques. Pourquoi alors que tout le monde s’entend pour dĂ©noncer les violences, celles-ci restent encore si difficiles Ă  prĂ©venir et Ă  condamner d’un point de vue lĂ©gal ? Combien de loi faudra-t-il pour que les femmes soient enfin protĂ©gĂ©es de la violence des hommes ? Combien de loi faudra-t-il pour que la naissance d’un enfant et le congĂ© qui l’accompagne soient la mĂȘme expĂ©rience pour une femme que pour un homme ? Combien de lois faudra-t-il pour que la vie professionnelle des femmes finisse par ressembler Ă  celle des hommes ? Pourquoi les lois relatives aux droits des femmes sont-elles si fragiles qu’il faille s’assurer qu’elles figurent bien dans la constitution ? Pourquoi les lois ne sont-elles pas appliquĂ©es ? Pourquoi certaines femmes sont-elles mieux protĂ©gĂ©es que d’autres ? 

Droit ou justice ? Le climat change les rĂšgles du jeu

La philosophie nous apprend deux choses : la justice est essentiellement comprise comme un objet renvoyĂ© au domaine du droit, aux rĂšgles en vigueur dans une sociĂ©tĂ© donnĂ©e ou encore au pĂ©nal ou la vĂ©ritĂ©. Cependant, la justice rentre aussi dans une catĂ©gorie morale. Qu’est ce qui est juste pour les un·es, injuste pour les autres, qu’il en arrive des rĂ©voltes ? C’est pourquoi la justice est aussi un sentiment. On passe facilement de la morale au droit car les rĂšgles de justice sont variables. Le philosophe Pascal en donne une vision intĂ©ressante qui s’applique assez bien Ă  la justice environnementale ou la justice climatique “ce qui est lĂ©gitime (c’est-Ă -dire conforme Ă  un idĂ©al de justice) n’est pas toujours lĂ©gal” et inversement.

Cela peut expliquer pourquoi beaucoup de personnes engagĂ©es dans le combat pour la prĂ©servation de la planĂšte et de ses habitant·es, ne font plus vraiment de distinction entre ces justices. On ne peut pas leur en vouloir quand on voit dĂ©jĂ  le grand foutoir judiciaire qui nous entoure sur des sujets pourtant rĂ©galiens et depuis longtemps inscrits dans le Droit avec un grand D. C’est d’ailleurs Ă  propos de cette justice traditionnelle que la dĂ©fiance ne cesse d’augmenter ; 1 français·es sur 2 ne lui fait plus confiance. Le corps de la magistrature se mĂ©fie du gouvernement qui lui rend bien notamment via les propos de son ministre de la “Justice”.

Alors, dĂšs qu’on emploie le mot de justice dans une optique de “juste” ou morale, sans que cela s’appuie sur du droit, forcĂ©ment tout se complique. La justice environnementale peut s’appuyer sur le Code l’environnement et un droit de l’environnement national et europĂ©en protecteur. Mais ce n’est pas pour autant suffisant si on parle de justice. Il faut prendre en compte la juste rĂ©partition des ressources environnementales, le droit Ă©gal Ă  vivre dans un environnement sain, le droit Ă©gal Ă  ne pas voir son environnement dĂ©tĂ©riorĂ© par l’action anthropique, la juste rĂ©partition des charges nĂ©cessaires Ă  la protection de l’environnement.  DerniĂšrement, le Parlement EuropĂ©en a adoptĂ© le rĂšglement europĂ©en pour restaurer la nature. Le texte dĂ©finit des objectifs et des obligations qui sont juridiquement contraignants en matiĂšre de restauration de la nature dans chacun des Ă©cosystĂšmes Ă©numĂ©rĂ©s, allant des terres agricoles aux forĂȘts et prairies en passant par les Ă©cosystĂšmes cĂŽtiers et marins (notamment les prairies sous-marines et les bancs d'Ă©ponges et de corail), d'eau douce (zones humides, riviĂšres, lacs) ou encore urbains. Pour autant, on ne peut pas parler de justice environnementale car cette loi, comme d’autres, dans le droit de l’environnement, ne prend pas en compte les inĂ©galitĂ©s d’expositions Ă  des Ă©cosystĂšmes dĂ©gradĂ©s ou des pollutions et ne garantit donc pas un droit Ă©quitable ou “juste”.

Si on parle de justice climatique, cela se complexifie encore plus, car mĂȘme s’il y a des engagements, internationaux et nationaux, sur lesquels s’appuyer mais rien de contraignant. L’objectif de la justice climatique est de tout faire pour que le rĂ©chauffement n'accroĂźt pas les inĂ©galitĂ©s. Elle est apparue comme une thĂ©matique centrale au moment de l’ouverture de la COP 21. Cela vient d’une revendication forte de la sociĂ©tĂ© civile Ă  l’échelle internationale. En France, les inĂ©galitĂ©s climatiques peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme des injustices si, aprĂšs en avoir pris connaissance, rien n’est fait pour les diminuer. RĂ©cemment, la COP 28 a donnĂ© un exemple de ce que pourrait ĂȘtre la justice climatique et paradoxalement ses limites. En effet, la dĂ©termination des pays les plus pauvres, surtout  africains, est venue Ă  bout des tergiversations des pays riches, avec la crĂ©ation d’un mĂ©canisme financier destinĂ© Ă  rĂ©parer les dĂ©gĂąts causĂ©s dans les zones les plus vulnĂ©rables par les modifications du climat. Car ce sont les pays riches qui sont les premiers pollueurs de la planĂšte alors que les pays les plus pauvres, notamment en Afrique, sont ceux les plus touchĂ©s par le rĂ©chauffement et les catastrophes climatiques. Pourtant, le caractĂšre non contraignant de ce fonds, montre que la participation financiĂšre des pays reste Ă  la bonne volontĂ© de chacun. Les États-Unis par exemple prĂ©fĂšrent verser leur part sur la base du volontariat ou la France a promis moins de 100 millions d’€ sur les 580 milliards d’€ qui seraient nĂ©cessaires pour le fonctionnement a minima de ce fonds. C’est assez scandaleux quand on rappelle l’histoire coloniale du pays en Afrique et l’exploitation de ses ressources naturelles et humaines.

MalgrĂ© les difficultĂ©s Ă©videntes pour instaurer des justices environnementale, climatique ou mĂȘme sociale qui s'appuient sur les mĂȘmes mĂ©canismes, les lignes commencent Ă  bouger. En attendant des lois ou rĂšgles spĂ©cifiques, la dĂ©termination de la sociĂ©tĂ© civile bouscule les codes et Ă  recours Ă  l’invention de nouveaux recours grĂące Ă  l’intersection de droits Ă©lĂ©mentaires qui sont, eux, inscrits dans les fonctionnements juridiques des pays. Le nombre d’affaires judiciaires liĂ©es au climat a doublĂ© entre 2017 et 2022, selon l’ONU-Environnement donnant aujourd’hui le chiffre de 2500 recours en cours ou clos dans le monde. En 2023, six jeunes Portugais·es, Ăągé·es de 11 Ă  24 ans, assignent 32 États devant la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme (CEDH). Iels accusent les 27 États de l’Union europĂ©enne ainsi que la Russie, la Turquie, la Suisse, la NorvĂšge et le Royaume-Uni de ne pas limiter suffisamment leurs Ă©missions de gaz Ă  effets de serre, qui alimentent le changement climatique et affectent les conditions de la vie sur Terre. Les plaignant·es espĂšrent ainsi crĂ©er une jurisprudence qui renforcerait la lutte contre le rĂ©chauffement de la planĂšte. En France, « L’affaire du siĂšcle » a rĂ©ussi Ă  faire reconnaĂźtre par un juge l’obligation d’agir de l’État dans la lutte contre le changement climatique. ConcrĂštement, le gouvernement français a Ă©tĂ© condamnĂ© en 2021 par le tribunal administratif de Paris pour ne pas avoir tenu ses engagements inscrits dans l’accord de Paris. 

Mais c’est le 9 avril 2024 qui marque un tournant historique de la justice environnementale en Europe. En effet, un arrĂȘt de la CEDH condamne l’inaction climatique de la Suisse, pour violation de la Convention europĂ©enne des droits de l’homme. Les procĂ©dures ont Ă©tĂ© lancĂ©es par un petit groupe de 2500 femmes (encore et toujours), opiniĂątres et retraitĂ©es, lassĂ©es des politiques et d’imaginer le futur laissĂ© aux jeunes gĂ©nĂ©rations. Ce jugement est donc LA jurisprudence qui va rebattre les cartes entre la sociĂ©tĂ© civile et les responsabilitĂ©s des États. Car la plus grande autoritĂ© judiciaire de l’Union EuropĂ©enne, en rendant cette dĂ©cision, relĂšve l’hypocrisie des objectifs climatiques brandis mais jamais remplis et envoie un signe fort aux populations. DorĂ©navant, elles constituent un contre-pouvoir, actrices principales des justices environnementales et climatiques, et sont reconnues comme telles. EspĂ©rons que ce jugement historique, fera aussi changer de camp l’éco-anxiĂ©tĂ© vers celleux qui la provoquent.

La justice internationale est-elle féministe ?

Pour les personnes vivant en Europe, qui dit justice internationale dit au moins 3 institutions : la Cour internationale de justice, qui juge les Etats, la Cour pĂ©nale internationale qui juge les personnes et la Cour europĂ©enne des droits humains (CEDH) qui vĂ©rifie que les droits et les garanties prĂ©vus par la Convention europĂ©enne des droits humains sont respectĂ©s par les États. Au total, ce sont 79 juges internationaux dont 29 femmes. Avec une paritĂ© absente, peut-on compter sur une justice fĂ©ministe ?

Depuis 30 ans, l’inclusion des crimes liĂ©s au genre  a fait son apparition dans le droit pĂ©nal international grĂące Ă  la tĂ©nacitĂ© de mouvements fĂ©ministes qui ont ƓuvrĂ© pour la reconnaissance du viol comme arme de guerre et de torture. Cette reconnaissance de l’inclusion du genre a commencĂ© avec les tribunaux spĂ©ciaux pour l’ex-Yougoslavie (1993) et le Rwanda (1994) qui ont rendu possibles les poursuites pour violences sexuelles en tant que crimes de guerre, crimes contre l’humanitĂ© et gĂ©nocide. Ainsi, le Tribunal pĂ©nal international pour le Rwanda (TPIR) a Ă©tĂ© la premiĂšre institution Ă  reconnaĂźtre le viol comme un moyen de perpĂ©trer le gĂ©nocide et le catĂ©gorise comme forme de torture. Le Tribunal pĂ©nal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a Ă©tĂ© la premiĂšre institution Ă  reconnaĂźtre le viol comme crime de guerre. Ces deux dĂ©cisions ont Ă©tĂ© rapidement considĂ©rĂ©es comme des avancĂ©es pour le droit des femmes.

Désenchantement féministe pour la Cour pénale internationale

Pourtant, certains regards fĂ©ministes questionnent toutefois l’inclusion du genre en droit international par le seul prisme des violences sexuelles car la dĂ©finition du crime liĂ© au genre est problĂ©matique. Dans le Statut de Rome, qui fonde la CPI, le terme genre se rĂ©fĂšre aux “deux sexes, mĂąle et femelle, dans le contexte de la sociĂ©tĂ©â€, et il ajoute que “le terme genre ne peut ĂȘtre compris d’aucune autre façon de celui-ci”, appuyant sur l’idĂ©e du genre comme Ă©tant comprĂ©hensible Ă  partir de ce sexe biologique. Certaines se demandent donc si la CPI est le lieu adaptĂ© pour rendre une vĂ©ritable justice de genre ou si elle ne rĂ©duit pas les  femmes au seul statut de victime de la violence sexuelle, fixant ainsi leurs positions sociales comme passives, infĂ©rieures, vulnĂ©rables et ayant besoin de protection masculine. 

Pour rappel, la Cour pĂ©nale internationale (CPI) est un tribunal indĂ©pendant qui juge “les personnes accusĂ©es des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communautĂ© internationale”. Elle est actuellement composĂ©e de 11 juges femmes et 7 juges hommes. Depuis sa crĂ©ation en 2002, elle a condamnĂ© deux hommes pour crimes de guerre - Thomas Lubanga et Germain Katanga - en RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo. Le viol et les violences sexuelles n’ont toutefois pas Ă©tĂ© constitutives de ces condamnations car – malgrĂ© les preuves – ces charges ne sont pas incluses dans l’acte d’accusation contre Lubanga, donnant prioritĂ© aux charges concernant les enfants soldats. Katanga a Ă©tĂ© reconnu coupable de crimes contre l’humanitĂ©, mais s’est vu acquittĂ© des charges de viol et de rĂ©duction en esclavage sexuel, tĂ©moignant des difficultĂ©s Ă  faire la preuve dans les cas de violences sexuelles.

Difficiles définitions

En plus de cette notion de genre liĂ©e Ă  celle du sexe, il n’existe aucune dĂ©finition  du viol universellement reconnue. C’est Ă©galement la raison pour laquelle l’enjeu pour la CPI est de prouver la systĂ©matisation de son utilisation pour qu’il soit reconnu comme arme de guerre ou de gĂ©nocide. L’Union europĂ©enne a rĂ©cemment essayĂ© d’adopter une dĂ©finition commune du viol, incluant notamment la notion de consentement. Sans succĂšs. Dix pays – dont la France – se sont exprimĂ©s contre cette dĂ©finition. Selon Eric Dupond-Moretti, notre garde des sceaux, “le seul responsable, c’est le violeur. Le risque majeur (d’inclure la notion de consentement dans la dĂ©finition) est de faire peser la preuve du consentement sur la victime”. Par ailleurs, le tout premier instrument lĂ©gislatif de la Cour europĂ©enne des droits humains (CEDH) n’inclut pas la notion de viol, dont les dĂ©finitions lĂ©gales varient lĂ -aussi selon les systĂšmes juridiques de chaque État. 

La voix féministe de la Cour internationale de justice 

La juge autralienne Hilary Charlesworth est une internationaliste fĂ©ministe qui siĂšge Ă  la CIJ depuis 2021. Elle a Ă©tĂ© rĂ©Ă©lue en fĂ©vrier 2024 pour neuf ans. Pour elle, si le droit international a Ă©tĂ© remis en question aprĂšs la dĂ©colonisation par les nouveaux États en qui en avaient jusque-lĂ  Ă©tĂ© exclus, il n’a jamais Ă©tĂ© sĂ©rieusement questionnĂ© quant Ă  son oubli quasi complet des femmes. “Certaines institutions internationales ont adoptĂ© le vocabulaire liĂ© aux femmes et au genre, mais elles ont rĂ©duit les idĂ©es fĂ©ministes Ă  des incantations ritualisĂ©es [
]. Le fait que les fĂ©ministes portent une Ă©tiquette permet au masculinisme ambiant d’ĂȘtre la toile de fond de notre travail et de nos vies”. Elle soulĂšve ainsi que l’ONU ne fait pas la distinction entre les notions de genre et de sexe. Or, si la notion de “genre” se rĂ©sume Ă  la “femme”, cela pose problĂšme car  1) le genre est dĂ©fini de maniĂšre biologique, laissant de cĂŽtĂ© l’importance de la construction sociale et de la reproduction des dynamiques de domination et 2) cela ne pose pas la question du rĂŽle spĂ©cifique ou de la responsabilitĂ© des hommes ou de l’identitĂ© masculine dans le droit international.

DerniĂšrement Hilary Charlesworth a notamment dĂ©clarĂ© que la CIJ  “aurait dĂ» rendre plus explicite le fait qu’IsraĂ«l doive suspendre toute opĂ©ration militaire Ă  Gaza car c’est la seule maniĂšre d’assurer qu’une assistance humanitaire pour la population”. 

Depuis sa crĂ©ation en 1945, la cour internationale de justice (CIJ), n’a comptĂ© que 5 femmes juges sur 114. Actuellement, moins de 5% de ses membres sont des femmes. C’est pourtant un record historique pour cet organe judiciaire international. Que peut-on dire d’un tribunal international composĂ© de 25% de femmes ? Ne fragilise-t-il pas la crĂ©dibilitĂ© de l’ONU ?

RĂ©sumons

En 30 ans, le viol a Ă©tĂ© reconnu comme arme de guerre et crime de gĂ©nocide, mĂȘme si pour l’instant aucun des condamnĂ©s par la cour pĂ©nale internationale ne l’a Ă©tĂ© avec ces charges. La question se pose de savoir si c’est une rĂ©elle avancĂ©e pour le droit des femmes et des minoritĂ©s car, mĂȘme si ces crimes sont reconnus, ils conditionnent la dĂ©finition du genre Ă  celle du sexe et rĂ©duisent la question de l’inclusion des femmes Ă  celle des violences sexuelles. On peut compter sur les conflits actuels pour essayer de faire Ă©voluer cette dĂ©finition car des enquĂȘtes sont en effet aujourd’hui demandĂ©es par des expertes de l’ONU et des expertes indĂ©pendantes pour connaĂźtre l’ampleur des crimes sexuels commis en Ukraine, en IsraĂ«l et Ă  Gaza. Il faudra donc attendre le temps de la justice et on espĂšre pouvoir compter sur des juges un peu plus fĂ©ministes car l’ampleur de ces crimes est difficile Ă  Ă©tablir, surtout quand les guerres sont en cours.

Bref, chez Popol, on se souhaite un peu plus de consentement et d’Hilary dans nos vies.


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À lire

Faute de preuves, Marine Turchi, Seuil 

Dans cet ouvrage, la journaliste Marine Turchi enquĂȘte sur la justice face aux rĂ©vĂ©lations #metoo. Dans cette enquĂȘte, trĂšs documentĂ©e, elle montre les difficultĂ©s que rencontrent les victimes dans les parcours judiciaires et les carences du systĂšme.  

Je suis une sur deux, Giulia FoĂŻs, Flammarion

Dans ce livre tĂ©moignage, la journaliste et productrice de l’émission “en Marge” de France Inter revient sur le viol qu’elle a subi, l’acquittement du violeur, ce “bon pĂšre de famille” et la double peine infligĂ©e par le systĂšme judiciaire en France. 

À Ă©couter

Who trolled Amber ? Alexi Mostrous, Tortoise Media 

Dans ce podcast d’investigation en 6 Ă©pisodes, le journaliste Alexi Mostrous cherche Ă  comprendre qui a orchestrĂ© les campagnes de dĂ©sinformation en ligne, en marge du procĂšs opposant Amber Heard Ă  Johnny Depp. Un podcast passionnant qui met en lumiĂšre certains des mĂ©canismes qui façonnent l’opinion publique. 

Quelles sont les villes oĂč il fait bon vivre quand on est une femme ? France Inter 

Une excellente Ă©mission qui explique bien la citation d’Yves Raibaud “la ville est faite par et pour les hommes”. Marion Waller, urbaniste, diplĂŽmĂ©e de Sciences Po, directrice gĂ©nĂ©rale du Pavillon de l’Arsenal Ă  Paris, ancienne conseillĂšre architecture, patrimoine et espaces publics au cabinet de la mairie de Paris et Edith MaruĂ©jouls, gĂ©ographe spĂ©cialiste des questions de genre et de mixitĂ©, nous ouvrent les yeux sur nos lieux du quotidien. 

À faire 

L'Université Libé 

Les 2 et 3 mai, LibĂ©ration vous donne rendez-vous pour la deuxiĂšme Ă©dition de l'UniversitĂ© LibĂ© Ă  Paris 1 PanthĂ©on-Sorbonne. OĂč regarde l'Europe ? Deux jours de rencontres et de dĂ©bats pour penser les grands enjeux des Ă©lections europĂ©ennes Ă  venir. En partenariat avec la MutualitĂ© Française, le Parlement EuropĂ©en, Backseat, la Fondation Jean-JaurĂšs, le site d'information Touteleurope.eu et Confrontations Europe. 



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