¡ Viva España !
Il suffit de regarder autour de nous pour mesurer à quel point l’Espagne fait figure d’exception en Europe. Alors que l’extrême droite progresse partout, que la droite traditionnelle s’y aligne idéologiquement sans trop de scrupules (que ce soit au Parlement européen où le PPE vote désormais des textes avec l’extrême droite, où au niveau national où des responsables politiques de droite, à l’instar de Nicolas Sarkozy, appellent à “faire sauter” le barrage républicain), l’Espagne persiste à gouverner à gauche, joindre les actes au discours et assumer des politiques de transformation sociale, démocratique et féministe. Une anomalie réconfortante dans un paysage politique européen de plus en plus assombri.
Ce qui frappe d’abord, c’est l’énergie démocratique qui irrigue le pays depuis une dizaine d’années. L’Espagne n’a rien d’un laboratoire théorique : elle expérimente vraiment. C’est à Barcelone qu’est née Decidim, l’une des plateformes de démocratie participative en open source les plus utilisées au monde. Elle permet aux citoyen·nes de co-construire des budgets, d’amender des politiques publiques, de participer à l’aménagement urbain ou de proposer des mesures écologiques. À l’heure où une partie de l’Europe se replie sur un modèle vertical, l’Espagne continue d’inventer des formes de pouvoir plus ouvertes, plus collaboratives, plus horizontales. Et peut-être est-ce là le premier enseignement : gouverner à gauche, c’est accepter de ne pas gouverner seul·e.
Ce choix est également politique et stratégique. En Espagne, la gauche a compris que la fragmentation pouvait être mortifère. Unidas Podemos, puis Sumar, ont connu des conflits internes, des défections, des désaccords publics, mais malgré cela, l’alliance avec le PSOE s’est maintenue. La coalition n’est pas née d’une harmonie parfaite, mais d’un constat simple : on n'accède pas au pouvoir sans union et l’Espagne a démontré que l’union n’est pas une utopie, mais une stratégie électorale gagnante, tout comme l’ont rappelé la NUPES et le NFP chez nous.
L’autre exception espagnole tient au fait que le gouvernement Sánchez n’a jamais renoncé à mener des politiques de gauche, même dans un contexte européen très hostile. Alors que partout en Europe, la social-démocratie s’est recentrée jusqu’à se confondre avec le néolibéralisme, le PSOE a pris une direction inverse. Le salaire minimum a augmenté de 54 % depuis 2019, une fiscalité plus progressive a été introduite, incluant un impôt exceptionnel sur les grandes fortunes, les protections sociales ont été renforcées et les droits des salarié·es élargis. En France, on appelle souvent cela “irréalisme budgétaire”. En Espagne, on appelle cela gouverner.
Le féminisme est peut-être ce qui distingue le plus clairement l’Espagne du reste de l’Europe. Là où la France réduit les budgets des associations féministes et où la première dame qualifie les féministes de “sales connes”, l’Espagne en a fait un axe majeur de son action publique. La loi dite du “seul oui est oui”, qui redéfinit le consentement de manière explicite, a été l’une des avancées les plus marquantes. L’accès à l’IVG a été renforcé et les dispositifs de lutte contre les violences conjugales ont été consolidés. L’Espagne a montré que féminisme institutionnel pouvait réellement faire avancer les choses et non plus seulement rimer avec washing et opérations de communication opportunistes.
Bien sûr, tout n’est pas rose. Vox progresse, s’implante, influence le débat public. L’Espagne n’est pas un îlot miraculeux, protégé de la poussée réactionnaire qui traverse tout le continent, et le reste du monde. Mais la dynamique espagnole dit quelque chose d’essentiel : l’extrême droite prospère d’autant plus que la gauche s’excuse d’être de gauche. Là où celle-ci assume ses convictions, améliore concrètement la vie des gens, renforce les droits, hausse les salaires et partage le pouvoir, l’extrême droite recule. Ou, à tout le moins, elle ne gagne pas.
C’est cela, au fond, la leçon espagnole : le courage politique n’est pas seulement une vertu morale, c’est aussi une stratégie électorale. Faire des choix clairs, redistribuer, protéger les plus vulnérables, promouvoir l’égalité, expérimenter des innovations démocratiques… tout cela n’a jamais empêché un gouvernement de gauche de se maintenir. Au contraire. À l’heure où l’Europe semble glisser vers un autoritarisme inquiétant, l’Espagne rappelle qu’il existe encore un espace pour des politiques transformatrices, ambitieuses, féministes et populaires.
Oui, on peut encore gouverner à gauche en Europe. L’Espagne nous montre même que, lorsque la gauche gouverne réellement à gauche, il arrive qu’elle gagne !
Depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir en Espagne en 2018, le pays est observé pour ces différentes avancées et réussites politiques de toutes sortes. Si l’économie et les droits sociaux progressistes sont les plus souvent cités, l’écologie n’est pas en reste et fait même figure d’exemple dans une Europe vivant un backlash vert.
Selon un rapport publié en 2025, 63 % de la population espagnole considère que la lutte contre le changement climatique devrait être une priorité nationale [1]. Un signe que les enjeux écologiques pèsent fortement dans le débat public. Cette préoccupation est particulièrement nette chez les femmes : 88 % d’entre elles jugent le réchauffement climatique comme un problème très grave. Cette fibre environnementale on la retrouve chez 2 femmes qui marquent la politique espagnole, Teresa Ribera Rodriguez et Sara Aagesen Muñoz.
Teresa Ribera Rodríguez, née à Madrid en 1969, s’est imposée en deux décennies comme une figure majeure des politiques environnementales et de la transition énergétique en Europe. Juriste de formation, elle incarne une génération de responsables publics pour qui écologie, justice sociale et compétitivité économique doivent aller de pair dans l’agenda politique du XXIᵉ siècle. Diplômée en droit de l’Université Complutense de Madrid en 1992, avec un diplôme en droit constitutionnel et science politique, Ribera rejoint ensuite le Corps supérieur des administrateurs civils de l’État, l’un des corps les plus prestigieux de la fonction publique espagnole. Elle y amorce une carrière technique centrée sur l’environnement, l’énergie et les politiques climatiques. En 2018, Teresa Ribera entre au gouvernement espagnol dirigé par Pedro Sánchez. D’abord ministre de la Transition écologique, elle est rapidement promue vice-présidente du gouvernement avec un portefeuille élargi intégrant les défis démographiques, reflétant une approche transversale des enjeux publics.
La consécration de son influence se concrétise début décembre 2024, lorsqu’elle est nommée première vice-présidente exécutive de la Commission européenne, avec la responsabilité d’une transition propre, juste et compétitive, ainsi que de la politique de concurrence ; un portefeuille titanesque qui lie transition écologique et compétitivité économique dans l’Union. À ce poste, Ribera travaille à faire avancer le Green Deal européen, à moderniser les règles de la concurrence pour renforcer les industries européennes et à intégrer des approches durables au cœur du marché unique. Elle se démarque au sein de la Commission par sa robustesse sur les sujets écologiques et son ambition anti-nucléaire, ses propos clairs sur le génocide en cours à Gaza ou encore sur ses positions anti-Trump.
Sara Aagesen naît à Madrid, d’une mère espagnole et d’un père danois. Elle obtient sa licence d’ingénieur chimiste à l’Université Complutense de Madrid, avec une spécialisation en environnement, posant ainsi les bases scientifiques de sa future carrière dans le secteur public. Sa trajectoire débute en 2002 au sein de la Office Espagnol du Changement Climatique (OECC), où elle y développe une expertise pointue dans l’action climatique et la transition énergétique, combinant analyses techniques, planification stratégique et négociations internationales. C’est également à partir de cette période qu’elle devient négociatrice pour la délégation espagnole lors des négociations de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (UNFCCC) et collabore avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC / IPCC). En 2018, elle a été nommée conseillère au cabinet du ministère de la Transition écologique, où elle a été chargée de la direction, de la coordination et de la définition du projet de Plan national intégré énergie-climat (PNIEC) 2021-2030 et de la Stratégie à long terme 2050.
C’est donc en toute logique que depuis novembre 2024, Sara Aagesen Muñoz, 48 ans, devient l’héritière du ministère laissé par Teresa Ribera. C’est toujours l’un des postes les plus sensibles du gouvernement espagnol : Ministre de la Transition écologique et du Défi démographique, tout en étant Troisième vice-première ministre du gouvernement de Pedro Sánchez. Elle doit à la fois poursuivre la décarbonation de l’économie, répondre à une crise climatique tangible, et réconcilier environnement et cohésion territoriale dans un pays en mutation rapide. Depuis son entrée en fonction, Aagesen a défendu l’expansion des énergies renouvelables comme levier de compétitivité économique, affirmant que la transition énergétique a permis à l’Espagne d’économiser des milliards d’euros dans un contexte post-pandémique et géopolitique tendu de guerre en Ukraine.
Outre la lutte contre le changement climatique et la promotion des énergies propres, Aagesen est également chargée des questions démographiques : stopper l’exode rural et revitaliser des territoires confrontés à une désertification humaine et économique. Ce « défi démographique » est devenu un objectif politique en soi, car il interfère directement avec les politiques environnementales : zones rurales dépeuplées sont souvent aussi celles les plus vulnérables aux aléas climatiques et aux pertes de biodiversité. C’est d’ailleurs sur les femmes rurales qu’elle pourra s’appuyer pour ce défi.
En effet, en décembre 2024, le Parlement andalou a adopté le Statut des femmes rurales et maritimes, un texte pionnier visant à garantir l’accès aux ressources, à l’emploi, à la protection contre les violences et à la représentation équitable dans les instances locales. L'Espagne se distingue comme un exemple inspirant d'utilisation de la PAC pour réduire les inégalités entre les femmes et les hommes dans les zones rurales. Dans de nombreuses communes andalouses, des femmes sont en train de réinventer l’économie locale. À Ronda, dans la province de Cadix, une série de cours gratuits pour femmes entrepreneures en agrotourisme et durabilité a attiré des participantes intéressées par des projets écologiques, de tourisme rural ou de gestion collective de ressources. Ces formations, qui mêlent leadership, économie sociale et pratiques durables, sont soutenues par des fonds européens et des programmes publics visant à renforcer l’attractivité des territoires ruraux. D’autres projets locaux témoignent de cette dynamique comme Gabarrera, une brasserie artisanale 100 % biologique qui intègre dans son modèle la protection du territoire et la communauté. Ces initiatives illustrent comment l’économie circulaire et la biodiversité peuvent être des leviers de croissance rurale conduits par des femmes.
La transition écologique espagnole est une transformation profonde dans laquelle les femmes jouent un rôle stratégique, liant égalité des genres et lutte contre le changement climatique.
[1] https://fundacion.moeveglobal.com/en/news/climate-change-priority-spain
Il y a 20 ans, l’Espagne adoptait à l’unanimité une loi intégrale contre les violences de genre, permettant la prise en charge des victimes dans tous les aspects du processus, depuis la plainte jusqu’au procès, en passant par la recherche d’un logement et de ressources financières. Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, les féminicides ont chuté de 35%.
L’Espagne est restée à l’avant-garde de cette lutte car elle s’en est donné les moyens. Depuis le début des années 2000, des policiers, médecins, psychologues ou encore des juges ont été formés à la lutte contre les violences faites aux femmes. En 2018, c’était la première fois qu'un budget spécifique était consacré dans le budget de l'État à la lutte contre les violences faites aux femmes. Il s’élevait à 1 milliard d'euros pour la période 2017 - 2022.
Le pays ne fait toutefois pas exception face au virage droitier opéré en Europe. Le parti d’extrême droite Vox a par exemple connu un franc succès lors des élections européennes de 2024, qui l’a confirmé en tant que troisième force politique du pays avec plus de 10 % des voix et six députés. Vox a été créé par une partie des membres les plus conservateurs du Parti populaire (PP) qui reprochaient à ce dernier d’être trop modéré. Vox demande l’abrogation de la loi globale de 2004 qu’elle juge idéologique et discriminatoire envers les hommes. Les prochaines élections en Espagne se tiendront en 2027 ; le Parti Populaire (PP - conservateur) a peu à peu durci son discours, opérant un glissement démocratique, n’excluant plus de gouverner avec l'extrême droite si nécessaire. Des élections anticipées ont d’ailleurs déjà été évoquées suite aux affaires de corruption et de harcèlement sexuel qui touchent le gouvernement de gauche de Pedro Sánchez, combinés à une crise interne au sein du PSOE. De quoi ternir un peu le tableau du modèle espagnol de lutte contre les VSS.
Pendant ce temps, en France, un groupe de parlementaires a voté le 15 décembre contre la création d’une commission d’enquête sur les défaillances de l’Etat dans la lutte contre les féminicides et les liens entre les féminicides et la domination patriarcale en vue d’en finir avec ces crimes. Chaque jour, plus de trois femmes sont pourtant victimes de féminicide ou tentative de féminicide conjugal. Selon la Fondation des Femmes, le budget actuel prévoit une coupe de 47% des crédits des services de l’État dédiés à la politique d'égalité et de lutte contre les violences. Cette dernière estime qu’il faudrait en France 2,6 milliards d’euros pour accompagner les femmes victimes de violences qui portent plainte.
Pour plus d’infos, lire l’article en ligne publié en février 2025
À lire
Les Merveilles, Elena Medel, éditions La croisée
Un roman qui rappelle que, bien souvent, tout revient à l’argent - ou plutôt au manque d’argent, qui façonne les vies autant que les choix qu’on croit faire librement. Dans Les Merveilles, on suit María, domestique dans le Madrid de 1969, et Alicia, jeune femme qui survit tant bien que mal dans la ville de 2018. Deux existences qui ne se croisent pas, mais qui se répondent : mêmes chaînes, mêmes angles morts, mêmes rêves d’émancipation sans les moyens de les atteindre. Elena Medel tisse entre elles un fil délicat et politique, où l’intime dit la violence sociale, et où la précarité se transmet comme un héritage invisible.
À écouter
Canción sin miedo (la chanson sans peur)
Canción sin miedo est une chanson écrite par l'artiste Vivir Quintana, figure de proue du mouvement féministe mexicain. Elle est devenue un véritable hymne mondial pour lutter contre les violences faites aux femmes et les féminicides.
Féminisme, l'avant-garde espagnole, Ilana Navaro, LSD France Culture
Une plongée passionnante dans un pays souvent réduit à ses clichés, alors qu’il est aujourd’hui à l’avant-garde des politiques féministes. Dans cette série pour LSD, Ilana Navaro cherche à comprendre comment l’Espagne (berceau du mot machisme, tout de même) est devenue une source d’inspiration en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. On y découvre un mouvement féministe puissant, ancré dans l’héritage des résistances au franquisme, une loi sur le consentement qui change vraiment la donne, et un taux de féminicides deux fois inférieur à celui de la France. C’est rigoureux, incarné, captivant : un récit qui aide à penser ce que pourrait être une volonté politique réelle en matière d’égalité. Une écoute indispensable pour qui veut comprendre l’impact d’une mobilisation collective sur un pays tout entier.
À voir
No estas sola : ensemble face à la meute (disponible sur Netflix)
Basé sur l'agression sexuelle subie par une jeune femme lors des Sanfermines en 2016 par cinq hommes qui se font appeler La Manada, plusieurs histoires s'entremêlent et mettent en lumière les violences sexuelles que les femmes subissent au quotidien.
Ça suffit : la colère des footballeuses espagnoles (disponible sur Netflix)
Un documentaire qui revient notamment sur l’agression de la footballeuse internationale Jenni Hermoso par Luis Rubiales, alors président de la Fédération espagnole de football, lors de leur victoire de la Coupe du Monde de football en 2023. Dans ce documentaire, des membres de l’équipe se réunissent pour la première fois depuis l’agression.