Avoir ou non des enfants ? Féminisme et maternité, politique nataliste en Russie...
Pour une fois j’ai envie de vous parler de manière intime. De partager avec vous ce que j’ai sur le cœur. De vous faire part de mes angoisses, de mes doutes, de mes envies, de mes peurs. J’ai envie de partager avec vous, en toute transparence, ce que je ressens, avec - je dois bien l’avouer - l’espoir de trouver une réponse à la fin de l’écriture de ce texte. Car, et vous faites peut-être aussi la même chose, j’écris souvent quand je doute, quand je cherche une réponse.
Chez moi le doute se manifeste à travers des conversations intérieures. Vous savez, ce genre de conversations que vous avez avec vous même à n’importe quel moment de la journée ? Quand, d’un coup - et peu importe le moment, ça peut vraiment être n’importe quand - votre voix intérieure vous dit : “Hey ! t’as pas oublié quand même qu’il y a un sujet dont on parle souvent et sur lequel on arrive pas à se mettre d’accord ?”, “Oui, je sais merci mais là c’est pas le moment, je dois faire ma déclaration URSSAF et Bayrou vient d’être nommé premier ministre”... Bref, vous voyez certainement de quoi je parle ? Ou pas d’ailleurs. Si ça se trouve vous faites partie de cette frange de la population qui n’entend pas de “voix intérieure”, ces gens qui lisent sans entendre de voix - je vois pas comment c’est possible ça me fascine, mais ce n’est pas le sujet…
Pfiouuuu, là je me rends compte comment je suis en train de vous balader pour éviter le sujet central de cet article. En fait, je me balade moi même surtout, je digresse pour retarder le moment où je vais à nouveau avoir ma voix intérieure qui va me poser cette question qui me tourmente depuis des années : alors, tu veux des gosses ou pas ?
Pour le coup, je n’ai jamais ressenti la pression extérieure que décrivent certaines personnes, pression qui peut venir des ami·es, de la famille, des partenaires de vie, de la société, (voire parfois du président de la République lui-même qui nous parle de réarmement démographique, JPP…), etc. Non, moi j’ai l’impression qu’on m’a assez rapidement catégorisée comme “la meuf qui ne veut pas d’enfant” à tel point que personne, mais vraiment personne de mon entourage familial ne m’a un jour posé la questions suivantes : tu penses avoir des enfants un jour ? En as-tu envie ? C’est quand même le moment parce que bon, vu ton âge… Ou encore, comment va-t-on financer notre système de retraites ? Non, j’ai échappé à tout ça. La seule fois où une personne de ma famille m’en a parlé c’était mon père, mais pas sur un ton interrogatif, plutôt sur un ton affirmatif “Non, mais toi tu ne veux pas d’enfant de toute façon”. “Ah bon ? Ah ok…”. Je vous épargne la suite de la conversation. Donc la voilà cette question qui m’obsède (le mot est faible) depuis maintenant plusieurs années et à laquelle je n’arrive pas à trouver de réponse : est-ce que je peux un·e enfant ou pas ?
J’admire celleux qui arrivent à répondre oui ou non à cette question et j’ai parfois le sentiment, en regardant autour de moi, que peu de personnes doutent comme moi. Peut-être que je ne les ai pas encore croisées - et qu’elles se manifesteront en lisant cet article… Mais globalement, la question du doute est rarement évoquée et du coup, j’ai le sentiment de me sentir très seule. Peu importe. Essayons de voir un peu ensemble pourquoi je doute. Eh bien, il y a un tas de raisons, qui dépassent le fait que je sois balance ascendant capricorne (et que du coup ma vie est animée par l’incertitude et la volonté de foncer dans le tas et, croyez-moi, ce n’est pas toujours compatible), comme la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas savoir comment gérer, de devoir faire des sacrifices, de ne pas avoir les moyens financiers, de donner vie à une personne qui n’a rien demandé et qui va potentiellement devoir évoluer un monde profondément injuste et ravagé par le dérèglement climatique… Peur de ne pas arriver à transmettre la force des combats qui m’animent et de me retrouver face à quelqu’un·e - et c’est son droit - qui ne partage pas ma vision du monde. Le pire étant d’imaginer que ma fille ou mon fils adhère à l’idéologie d’extrême droite (ça me terrorise vraiment). Et puis, y’a toutes les raisons qui me poussent à me dire “pourquoi pas” : l’amour bien sûr, le fait d’accueillir une nouvelle personne dans ma vie et de lui faire découvrir les petites joies du quotidien : la glace à la pistache, la mer, le chaton qu’on a adopté il y’a 4 ans, la prose de bell hooks, la douceur de la lumière de l’aube, les tweets de JLM, etc.
Voilà, je vous remercie d’avoir pris le temps de me lire. Ai-je trouvé une réponse après avoir partagé tout ça avec vous ? Non. Mais ça m’a fait du bien et peut-être que ça permettra de parler de celleux qui doutent.
Léa
La maternité est un défi féministe, un défi pour les féministes et pour les femmes. Pendant longtemps, en effet, les femmes ont été renvoyées exclusivement à leur fonction maternelle. Leur exclusion de la vie publique et politique se justifiait par la tâche qui leur incombait : rester à l’intérieur de la maison pour faire des enfants et s’en occuper. Lors de la première vague de féminisme, les suffragettes demandent à être reconnues en tant qu’être humain et non en tant que seule mère de famille, mais se servent aussi de leur militantisme pour réclamer des droits sociaux favorables aux mères : congés maternité pour les ouvrières, allocations familiales, etc. A l’époque, ces revendications rencontrent l’obsession nataliste des hommes, inquiets de voir des générations entières de jeunes hommes mourir au front. Et c’est ainsi que parallèlement à des lois extrêmement répressives concernant l’avortement et la propagande favorable à la contraception au début des années 20, les hommes politiques puisent dans les revendications féminines tout un attirail législatif favorable aux mères : congés maternité (1909-1913), assurance maternité (1928), allocations familiales (1932). Une politique “en faveur des femmes” (i.e. des mères) qui sera confirmée par le Babyboom d’après-guerre, consolidant l’idée que le destin des femmes est d’être mère.
Et ce va-et-vient entre droit des femmes et maternité, avancées et reculades, ne va cesser de hanter le débat féministe au cours des vagues successives. A la période du Babyboom qui a donné l’impression (fausse) que le féminisme pouvait s’incarner dans une maternité épanouie et multiple, succèdera la lutte pour le droit à l’avortement le fameux slogan « Un enfant si je veux, quand je veux ». Pour certaines et certains, la maîtrise de la fécondité va intellectualiser ce qui autrefois était une évidence (autant qu’un fardeau). Et en effet, pourquoi faire un enfant dans une société en crise ? Pourquoi continuer à avoir des enfants quand les hommes se servent de la maternité pour maintenir les femmes dans un rôle domestique et limiter ainsi leur accès à l’espace public ? L’effondrement de la natalité dans les années 80 va pourtant laisser place à un « renouveau » du désir d’enfant lié peut-être à l’essor de la recherche biomédicale qui permet de contourner la stérilité des femmes comme des hommes et d’accompagner les maternités tardives. Une contradiction qui a obligé les féministes à sortir de la dichotomie maternité/aliénation pour s’intéresser aux liens entre féminité et maternité, à ses multiples réalités, ses différentes incarnations.
Ce paradoxe féministe qui entend protéger les femmes dans leur désir et leur liberté d’être mère tout en dénonçant les inégalités professionnelles, financières, médicales et intimes que cela génère n’est pas forcément une équation à résoudre, mais il faut bien reconnaître que nous sommes à court de discours pour évoquer ces sujets-là dans des termes qui aident réellement les femmes, les mères comme celles qui ne le sont pas encore, celles qui ne le seront jamais. Les injonctions sororales ne sont pas d’un grand secours quand elles s’inscrivent dans des trajectoires si intimes mais qui reposent aussi sur tant d’inégalités économiques et sociales. Les podcasts, les comptes instagram, les livres qui mettent la maternité à l’honneur et l’associent au combat féministe se multiplient mais s’ils permettent à certaines de canaliser leur colère, de régler leurs ambivalences, sur un plan politique et collectif, ils sont aussi offensifs qu’une fleur plantée dans un fusil.
Comment parler de la maternité ? Comment en parler d’une manière qui aide les femmes et qui concourt à faire de la société un espace plus égalitaire et plus inclusif ?
Peut-être est-ce un début de piste : reconnaître que cette expérience-là, d’apparence collective est en réalité une expérience unique, si intime qu’elle souffre mal la dissolution dans la masse.
Une autre aussi serait de donner à la femme sans enfant, cette grande invisible, la place qui lui revient, non seulement dans le combat féministe mais dans la société toute entière.
Et enfin, et toujours, la lutte politique, celle qui nous aidera à mieux appréhender les outils à notre disposition, pour ne pas voir les libertés conquises de haute lutte nous échapper.
Les données officielles indiquent que 599 600 enfants sont nés en Russie au cours du premier semestre 2024. C’est 16 000 de moins qu’en 2023 et le chiffre le plus bas depuis 1999. Le Kremlin a qualifié ce chiffre de « catastrophique » et cherche désespérément à l'augmenter. La dernière tentative est celle de l'interdiction de la « propagande en faveur des sans-enfants », adoptée à l'unanimité par le parlement russe en novembre 2024.
Désormais, toute personne surprise à diffuser des messages en faveur du mouvement “childfree” est désormais passible d'une amende. La semaine dernière, une première amende a été attribuée dans le cadre de cette loi à une habitante de Sébastopol qui avait repris un même de Rick & Morty sur ses réseaux sociaux avant la mise en place de la loi.
Pour Daria Timchenko, journaliste russe qui a travaillé pendant plus de 10 ans comme rédactrice du supplément hebdomadaire de Kommersant, l’un des plus importants quotidiens russes, “ça n'est que le début d’une propagande très sérieuse en Russie”. Daria Timchenko a quitté la Russie en 2022 suite à l’invasion russe de l’Ukraine et nous fait part de son opinion concernant la politique nataliste de la Russie et ce que cela dit du pouvoir actuel.
Propos recueillis par Clothilde Le Coz
As-tu été surprise par l’adoption de cette loi contre la propagande “childfree”?
Oui et non. Les efforts fournis par le gouvernement pour augmenter le taux de natalité ne sont pas nouveaux. J’ai moi-même eu mon deuxième enfant en 2007 et c’est aussi l’année choisie par le gouvernement pour allouer plus d’argent aux familles dès la naissance de leur deuxième enfant.
Si l’on regarde la situation démographique de la Russie, ces efforts politiques ne sont donc pas surprenants car il y a effectivement un grand problème démographique. Mais en réalité, c’est aussi la guerre qui crée cette situation. Personne ne souhaite devenir parent en période de guerre et beaucoup d’hommes sont morts au front. Avec ce genre de mesure, le gouvernement espère en quelque sorte créer un antidote au mal qu’il engendre lui-même. En octobre 2024, avant que la loi soit signée, un sondage donnait le résultat selon lequel les jeunes sont plutôt contre la loi et les plus âgé.es plutôt pour. Là non plus, rien d’étonnant.
Ce qui surprend quand même c’est le ciblage spécifique de cette propagande “childfee”, qui reste largement minoritaire dans la société russe en réalité. C’est pour cela que cette loi est volontairement très vague. En soi, si vous conseillez une personne de ne pas avoir d’enfants, vous pouvez être poursuivi pour “propagande”. En général, les personnes poursuivies par ce genre de nouvelles mesures ne vivent pas dans les grandes villes et pourtant, leur cas est très couvert par les médias pour être sûr que tout le monde soit bien au courant, ce qui permet d’instaurer la peur parmi la population.
Tu penses que cela participe d’une idéologie plus grande ?
Bien sûr. Vladimir Poutine se veut le défenseur des valeurs familiales pour le monde entier et pas seulement pour la Russie. D’ailleurs, le retour des conservateurs au pouvoir aux Etats-Unis aujourd’hui peut même alimenter son discours politique. Il dira que les Etats-Unis changent de direction car ils voient bien que leur idéologie n’était pas la bonne.
Pour moi, cette loi a été faite pour sanctionner les associations qui oeuvrent en faveur de l’accès à l’avortement. En Russie, l’avortement est légal depuis longtemps et aujourd’hui petit à petit, on en vient à penser que cela peut être remis en question. Par exemple, en 2025, dans 16 régions du pays, chaque femme qui souhaite avorter et se rendra dans une clinique va devoir lire une lettre signée de notre patriarche pour essayer de les en dissuader.
Vois-tu un parallèle avec l’adoption de la loi anti-LGBT de 2022 ?
Tout à fait, même si la loi de 2024 cible pour l’instant moins de personnes. L’homophobie est très présente en Russie et depuis que le gouvernement la soutient ouvertement et légalement, cela s’est empiré. Beaucoup de personnes ont quitté la Russie en raison de cela. Une personne est morte en prison lors d’un interrogatoire car elle organisait des voyages pour les personnes LGBT en Russie.
Comme la loi de 2024, celle de 2022 était également pensée pour soutenir les valeurs traditionnelles et “défendre les enfants” face aux valeurs “woke” promues par les Etats-Unis et l’Europe. Nos politiques pensent que si les plus jeunes regardent la culture américaine ou européenne, cela va leur “donner envie” de changer de genre. Notre président est un peu obsédé par la question du genre. Il est allé jusqu’à déclarer que beaucoup de gens ne veulent pas vivre en Occident en raison des toilettes mixtes… et voit la lutte contre les toilettes mixtes comme un objectif idéologique important.
Je vois aussi un parallèle avec le fait que la loi sur la violence domestique n’a finalement pas été votée. En effet, limiter la violence domestique ne fait pas partie des priorités quand on libère les prisonniers, on les pardonne s’ils vont combattre et on les laisse revenir chez eux commettre des féminicides. Rien n’est fait pour les en empêcher. J’ai parfois l’impression que c’est inarrêtable, que les femmes sont lentement retirées du champ juridique, qu'on leur refuse d'abord la protection et bientôt, qui sait, la possibilité de décider elles-mêmes si elles veulent une famille et des enfants.
Tu trouves qu’aujourd’hui en Russie, on est forcé de devenir parent ?
Non car c’est plus insidieux. Pour les personnes qui ont entre 20 et 40 ans, toute leur vie a été régie par la culture occidentale. Aujourd'hui il s’agit de la défaire au travers de mesures comme la loi anti-LGBT ou anti propagande “child free”. Cette machine de propagande est assez imparable et c’est un processus très sérieux. Ce qui marche le mieux d’ailleurs n’est pas l’interdiction mais la promotion. Le gouvernement donne un soutien financier aux jeunes foyers et aux étudiant.es qui ont des enfants. Dans les faits, les femmes ont le choix et il n’y a pas d’obligation à être mère ou parent : ne pas faire d’enfant et risquer d’être coupé de la société ou en avoir et répondre aux exigences patriotiques. Il y aura d’autres lois, c’est sûr, ce qui rendra ce choix encore plus difficile. Je vais partager une anecdote qui en dit long : sur Tik Tok, Apti Alaoudinov, un général très suivi sur les réseaux (https://meduza.io/news/2024/08/19/a-zachem-vy-i-vashi-deti-nuzhny-etoy-strane-komandir-ahmata-apti-alaudinov-obratilsya-k-roditelyam-srochnikov-i-zayavil-chto-oni-dolzhny-voeva) a d'ailleurs déclaré récemment aux femmes redoutent que leurs enfants soient envoyé.es au combat que la guerre était la seule raison de leur existence car les enfants sont là pour servir le pays.
Il est impossible de savoir comment cela affecte les décisions des citoyen.nes aujourd’hui et on le verra avec le temps. Mais pour moi, il s’agit de la première étape d’une idéologie très sérieuse qui peut mener à quelque chose de beaucoup plus important, comme la remise en cause de l'accès à l’avortement qui existe juridiquement depuis les années 1920 en Russie et a toujours été suspendu au gré des guerres et des répressions.
D’ailleurs, avec l'arrêt des financements américains, beaucoup d’ONG russes qui œuvrent en faveur du droit des femmes doivent maintenant fermer. Elles sont sous le coup de la répression depuis longtemps. D’abord taxées d'“agents étrangers” en raison de leurs financements, elles ont quitté le territoire et doivent maintenant fermer. On est en droit de se demander jusqu’où les droits des femmes vont reculer.
----
Pour en savoir plus, lire l’article de RFE/RL “L'« Année de la famille » en Russie est synonyme de guerre contre l'avortement et le divorce”
À faire
Soirée “Journalistes exilées : paroles de femmes”
SINGA Paris et Popol Média vous invitent à un échange unique avec les journalistes du programme Voix en Exil, le 11 février à 19h au Point Éphémère. Au programme : débats, récits de journalistes exilées du monde entier et discussions sur le rôle des femmes dans les médias.
Inscrivez-vous vite !
À lire
Le temps du choix, Etre ou ne pas être mère de Bettina Zourli, Payot
La responsabilité immense que représente la prise en charge de la vie d’un enfant doit être pensée à la mesure de son importance : les nombreuses pressions pesant sur les femmes justifient que leur soit offert, individuellement, le temps du choix, ainsi que, collectivement, une réflexion urgente autour de notre modèle de société.
Diplômée en études de genre et militante féministe, Bettina Zourli s’est notamment fait connaître sur Instagram à travers son compte @jeneveuxpasdenfant et via son podcast Amour(S).
Quoi de mum ?
La newsletter d'actu qui libère la parole sur la parentalité, publiée toutes les deux semaines Par Clémentine Gallot et Pauline Verduzier.